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Une opération monétaire historique

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Dès fin 1942 et alors qu’il est encore en résidence à Alger, le Gouvernement provisoire étudie les modalités d’un échange massif des billets en circulation à organiser au plus tôt après son installation en métropole. A l’automne 1944 quelques mois après son arrivée à Paris, il maintient ce projet fondé sur les considérations suivantes :

          - nécessité de mettre hors d’usage les billets emportés par les Allemands et les profits de guerre notamment du marché noir ;

          - intérêt de faire profiter le Trésor de la contrevaleur des billets qui ne seraient pas présentés à l’échange ;

          - désir de procéder dans un intérêt fiscal au recensement anonyme des avoirs liquides détenus par le public et de déplacer une partie de ses avoirs vers des comptes de dépôts.

Le Gouvernement provisoire passe commande de 750 milliards de francs au nom du Trésor central auprès des Etats-Unis et de l’Angleterre, étant établi que la Banque de France ne disposera pas des billets de réserve en quantité suffisante pour mener cette opération. Durant les mois qui précèdent l’échange, la Banque de France reçoit du ministère des Finances ces billets qu’elle complète avec des billets issus de sa réserve. Ce sont ainsi 1.850 millions de coupures de différentes valeurs échelonnées de 50 à 5.000 francs qui sont ainsi disponibles pour l’opération. La masse de billets réceptionnés dans les ports de la Manche et de Marseille représente un total de 2.300 tonnes à laquelle s’ajoute celle des billets sortis des réserves de la Banque de France. La première phase de l’opération consiste alors à la mise en place des billets à Paris et en province vers laquelle est adressé plus de 70% du stock de coupures. Les manutentions provoquées par cette phase logistique sont considérables. Le problème de la répartition est complexe. La Banque de France manque en effet d’informations fiables pour déterminer les lieux où se manifesteront les mouvements les plus importants alors que la réussite de l’opération nécessite que toutes les régions soient pourvues des contingents de coupures nécessaires. Les études de la Caisse générale permettront toutefois de satisfaire les demandes d’échange et aucune pénurie de nouveaux billets ne se présentera lors de l’échange.

Une ordonnance complétée par un arrêté du ministère des Finances publiés au journal officiel du 3 juin 1945 définit les modalités de l’opération.  Le dispositif prévoit le retrait du cours légal de tous les billets de 50 à 5.000 francs alors en circulation et écarte les billets de plus petite valeur faciale. Les billets concernés doivent être échangés par les chefs de famille en une seule opération dans un des 35.000 guichets mobilisés (Banque de France, bureaux de Postes, Trésoreries générales, guichets des banques et agents de change…). Si Pierre Mendès France, ministre de l’Économie nationale, privilégiait un échange avec blocage d’une partie du dépôt, c’est l’option défendue par René Pleven, ministre des Finances, qui est retenue. Elle prévoit un échange des billets franc pour franc sans blocage. Les billets sont échangés à partir du 4 juin contre 6 types de nouvelles coupures :

          - les billets 5.000 francs type « Empire français » et 300 francs « De secours – Cérès » fabriqués par la Banque de France ;

          - les billets de 1.000, 500, 100 et 50 francs de fabrication anglaise ou américaine.

 L’échange se termine le 15 juin et la totalité des billets reçus par les bureaux d’échange est réunie par l’administration des Postes dans les 260 comptoirs de la Banque. Chaque bureau a remis un ou plusieurs sacs à son nom accompagnés de bordereaux indiquant, par type de coupure, le contenu de chaque sac. La Banque de France est alors en mesure de finaliser la phase de vérification des 1.300 millions de coupures rentrées. Le ministère des Finances avait proposé de procéder à une reconnaissance en deux temps :

          - une vérification immédiate dans chaque comptoir de la Banque des billets par liasses de 100 coupures, seuls les appoints étaient reconnus à l’unité. Cette opération vise à faire le pointage des bordereaux et à donner la possibilité de donner au Trésor un crédit provisoire du résultat de l’opération dès la fin du mois de juillet ;

          -  une reconnaissance ensuite à l’unité dans des ateliers régionaux qui seront installés le plus rapidement possible par la Banque dans 30 ateliers installés dans des succursales appropriées. Cette tâche est estimée à environ 52.000 jours de travail et doit se dérouler sur plusieurs mois. Il est envisagé de recourir à l’emploi de 520 compteuses pour réaliser ce chantier.

Lors de la vérification, de nombreux écarts sont identifiés entre les bordereaux et les rentrées effectives. Les responsabilités ne peuvent toutefois être recherchées du fait que de nombreux sacs ne sont ni plombés, ni scellés ou que ces éléments ont été détruits lors des manipulations. De nombreux bordereaux sont par ailleurs illisibles.  Il est donc décidé que les différences constatées seront prises en charge par l’État.

Le 26 juin, des premiers résultats intermédiaires sont annoncés par le ministre René Pleven devant l’Assemblée consultative provisoire. Il signale ainsi que 16 millions d’opérations d’échange ont été réalisées avec une moyenne individuelle légèrement supérieure à 20.000 francs. La circulation en billets a été ramenée de 632 à 400 milliards. De nombreux citoyens avaient toutefois anticipé cette opération en déposant quelques jours avant leurs billets sur des comptes de dépôt. Le bénéfice net pour l’État est estimé à 36 milliards correspondant aux billets figurant au bilan de la Banque de France non échangés (destructions, pertes, produits du marché noir ou de prélèvements irréguliers pendant la guerre non déclarés…). Enfin, la fortune des Français en espèces et en Bons a été inventoriée et estimée à 1.200 milliards.

Le même jour, René Pleven adresse un courrier de remerciements à Emmanuel Mönick, Gouverneur de la Banque de France. Il y fait part de sa vive satisfaction et de sa gratitude à l’égard des agents de tous grades de l’institut d’émission qui « en prodiguant leurs peines et déployant de remarquables qualités d’initiatives et d’organisation ont fait une fois de plus preuve de leur incontestable valeur et de leur dévouement à l’intérêt général ».

La tâche des agents de la Banque n’en est pas pour autant encore terminée. Un volume considérable, estimé à 10.000 m3, de billets retirés de la circulation encombre ses succursales et le rythme de reconnaissance définitive et de traitement est très lent. Il est encore ralenti par le ministère de la Production industrielle qui, dans un contexte de pénurie de matières premières, impose dans un 1er temps la transformation des billets en pâte à papier. Le recours à l’Arsenal militaire de Houilles ne suffit pas à désencombrer les caisses d’autant plus que la Banque procède à une nouvelle opération d’échange en 1946, cette fois-ci des coupures de fabrication américaine et anglaise qui ont été contrefaites en très grand nombre en raison de leur moindre sécurité. En avril 1947, 1.400 tonnes ont été traitées mais la Banque conserve encore 2.000 tonnes dans ces locaux. Finalement, elle obtient l’autorisation de les incinérer comme elle l’avait recommandé lors de la phase de préparation de l’opération.

 Parmi les nouveaux billets remis aux Français en échange des coupures retirées figure le billet de 300 francs type 1938 « De secours – Cérès » qui aura une histoire éphémère marquée par la période de conflits. La création de ce billet avait en effet été engagée en urgence en 1938 pendant la crise de Munich marquant une nouvelle étape dans la montée des tensions internationales en Europe. Constatant une forte hausse de la demande des billets à ses guichets, le gouvernement de la Banque de France ordonne en septembre 1938 la préparation de « coupures de secours » dont le caractère exceptionnel doit être souligné par leur valeur faciale encore inédite - 300 et 3 000 francs – et un système d’immatriculation simplifié pour que l’impression puisse être confiée à une imprimerie extérieure. Le 300 francs est ainsi conçu en reprenant des clichés en réserve depuis la fin des années 1920 pour des projets de coupures de 10 et 50 francs restés sans suite, et un reliquat de feuilles de papier d’une autre coupure. Le stock produit reste en réserve et n’est utilisé qu’au sortir de la guerre, de manière opportune, en appui de l’opération d’échange obligatoire. Sa sortie dans le public « a valu à la Banque de France une protestation officielle du Bureau de l'Académie des sciences lui reprochant d'abandonner le système métrique » (procès-verbal de la séance du Conseil général du 12 juillet 1945).

 

Pour en savoir plus :

          - le pouvoir d’achat d’un ancien franc en 1945, compte tenu de l’érosion monétaire correspond à celui de 0.15 euro en 2024, source Convertisseur Insee ;

          - Journal les Actualités françaises, 8/06/1945, source Ina.

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