L'affaire Bojarski, à la poursuite du "Cézanne" de la fausse monnaie
Le travail de faussaire entrepris et l’enquête menée permettent d’explorer le point de vue de trois figures-clés dans une affaire de contrefaçon : le faussaire, l’expert et le dupé. Dans ce contexte, le faussaire est un homme solitaire, Ceslaw Bojarski. Tardivement, il s’associera à deux individus qui seront responsables de sa perte : Antoine Dowgierd et Alexis Chouvaloff. L’expert est incarné par deux institutions : la Banque de France et l’Office central de répression du faux monnayage (OCRFM) représenté par le commissaire divisionnaire Émile Benhamou. Quant aux dupés, il s’agit des citoyens lambdas, avec en première ligne, les commerçants chez qui le faussaire et ses comparses effectuaient de petits achats pour diffuser un à un ses faux billets et en récupérer des authentiques.
Le faussaire
Ceslaw Bojarski est né le 15 octobre 1912 en Pologne. Il a déclaré avoir étudié à l’Institut polytechnique de Lwów, puis à l’École supérieure technique de Dantzig où il aurait obtenu son diplôme d’ingénieur-architecte. Alors qu’il était mobilisé en tant qu’officier au sein de l’armée polonaise durant la Seconde Guerre mondiale, il est interné dans un camp de soldats en Hongrie. Il réussit à échapper à la captivité et à se réfugier en France. Au début de l’année 1940, il s’engage dans le 8e régiment polonais d’infanterie. Démobilisé, il est assigné à résidence en avril 1943 à Vic-sur-Cère (Cantal) où étaient rassemblés les anciens militaires polonais. À la Libération, il s’installe à Paris. Ses recherches le conduisent à de multiples inventions (bouchon, fauteuil tournant en bois, rasoir électrique, etc.), mais il est sans cesse devancé dans l’aboutissement de ses travaux.
Enchaînant les échecs et les faillites, il s’installe à Bobigny en 1948. Un an plus tard, sans emploi, il entame ses activités de faussaire en travaillant tout d’abord sur la production de papier. Au fond d’un débarras de son pavillon, il aménage un petit atelier et fabrique ce qui sera son attirail de faux-monnayeur. Au gré des années, il fait de nouvelles acquisitions permettant d’améliorer sa production : malaxeur pour la pâte à papier, claies pour le séchage, rotative, presse, composteur numéroteur, etc.
Le faussaire concentre ses premiers efforts sur la coupure de 1 000 Francs type 1945 « Minerve et Hercule ». Au terme d’une année de perfectionnement, il met en circulation sa première fausse coupure pour, confiera-t-il, l’achat du poulet de Noël 1950. Il continue ainsi jusqu’à l’annonce du remplacement de cette coupure par le billet de 1 000 Francs type 1953 « Richelieu » mis en circulation en décembre 1955. À partir de 1957, il travaille sur la production de fausses coupures du billet de 5 000 Francs type 1949 « Terre et mer ». Dès l’année suivante, il débute la diffusion de ses nouvelles créations. Il en interrompt la production à l’approche de l’année 1960 car, a-t-il déclaré par la suite lors d’un interrogatoire, il estimait en avoir écoulé assez.
En 1960, Ceslaw Bojarski, qui vit désormais dans un pavillon de la ville de Montgeron, où il a installé son atelier à la cave, entame la production de fausses coupures du billet de 100 nouveaux Francs type 1959 « Napoléon Bonaparte ».
Pour la diffusion de toutes ces fausses coupures, Ceslaw Bojarski applique le même mode opératoire : il se déplace régulièrement en divers endroits, dans tout le pays, y effectue de modestes achats auprès de commerçants ou dans des stations-services et ne les transmet qu’au compte-goutte. En mars 1963, fatigué et inquiet de son propre état de santé, il s’associe à son ami Antoine Dowgierd qui, lui, fait face à des difficultés financières. Il lui vend des fausses coupures, 70 Francs l’unité, et lui demande de respecter son mode opératoire afin de les écouler. Son complice le rembourse en bons du Trésor et en louis d’or. Antoine Dowgierd, afin d’écouler plus rapidement les coupures, sous-traite son activité à son beau-frère, Alexis Chouvaloff, en les lui vendant 75 Francs l’unité. C’est ce dernier, bien moins patient et bien moins prudent, qui cause leur perte.
Les experts
En dépit de la discrétion et du mode opératoire bien rôdé de ce faussaire, les experts détectent les trois fausses coupures produites par ce contrefacteur de haut-niveau. Dès le 9 janvier 1951, la première coupure du 1 000 Francs type 1945 « Minerve et Hercule » est détectée. En interne, la contrefaçon est appelée « C6 » et l’alerte est donnée auprès des opérateurs par la diffusion de planches comparatives. Dès la fin de l’année 1958, la Banque de France découvre que le faussaire a désormais modifié sa production et diffuse précautionneusement des faux billets de 5 000 Francs type 1949 « Terre et mer ». Cette contrefaçon est dénommée « C4 ». Très rapidement, le rapprochement est fait entre les deux coupures produites par Ceslaw Bojarski. Enfin, six ans plus tard, un brigadier de recette de la succursale de Melun signale un doute sur une coupure du 100 nouveaux Francs type 1959 "Napoléon Bonaparte". Une expertise poussée en laboratoire est nécessaire pour déterminer avec certitude la fausseté de ce billet. Le verdict est sans appel, il s’agit d’une contrefaçon. Elle est désormais dénommée « B1 ».
Une nouvelle fois, l’alerte sera donnée au sein de l’institution. Des planches comparatives sont diffusées, soulignant les quatre défauts principaux repérés sur le Bonaparte : une branche manquante à la première étoile orange située en haut à gauche du billet, une mauvaise fermeture de la feuille verte au-dessus du 1 de 100 NF, la mèche de Bonaparte plus fournie sur la contrefaçon et le chiffre 100 NF plus près de la marge de 4/10 de millimètres. Les experts s’accordent très rapidement pour conclure qu’il s’agit d’une excellente contrefaçon, impossible à déceler par le citoyen lambda, et ils en rapprochent la fabrication avec les contrefaçons « C4 » et « C6 ».
Pour l’ensemble de ces fausses coupures, la Banque de France coopère avec l’OCRFM, et le commissaire divisionnaire Émile Benhamou. Des entretiens réguliers ont lieu : la Banque de France tient notamment informé l’enquêteur des statistiques – chiffrées, mais aussi géographiques – d’entrées de fausses coupures, et réciproquement, Émile Benhamou livre à ses interlocuteurs les avancées de l’enquête. Ils conviennent et négocient des stratégies afin d’éloigner certains suspects ou déterminer de potentielles complicités. En juin 1963, les services d’expertise de la Banque de France sont ainsi sollicités pour enquêter sur les modalités de production du papier et du filigrane, sur les potentielles évolutions apportées aux contrefaçons. Les études donnent lieu à la production de clichés photographiques analysant les fibres de papier des contrefaçons, ainsi que des études comparatives des filigranes. Le document du moment présenté ici distingue les filigranes des trois contrefaçons produites par Ceslaw Bojarski. Ces travaux permettent d’écarter des soupçons pouvant porter sur le personnel des papeteries. Il est même question d’informer progressivement les agents Banque de France de certains défauts des contrefaçons, afin d’observer, en réaction, de potentielles corrections sur les nouvelles fausses coupures mises en circulation. Enfin, dès les premières contrefaçons détectées, le choix est fait de ne pas publier de communiqué pour alerter la population et on préfère une enquête de police prudente et au long cours. L’absence de publicité pour ces contrefaçons peut être source d’un excès d’assurance au contrefacteur, et pour les experts, d’un espoir d’un relâchement.
Cet excès de confiance s’exprime enfin le 3 octobre 1963, dans un bureau de poste de la rue Turgot dans le 17e arrondissement de Paris où 10 fausses coupures « Napoléon Bonaparte » sont épinglées. Les enquêteurs découvrent que ces 10 billets ont servi à l’acquisition de bons du Trésor. Sous couvert d’enquête administrative, il est désormais demandé de traiter de manière isolée les sommes versées pour l’achat de bons du Trésor. Tous les billets encaissés sont traités dans un circuit dédié et tous les guichetiers ayant réceptionné des fausses coupures sont interrogés afin d’identifier un suspect. Même si de nouvelles fausses coupures sont détectées, les témoignages ne permettent pas de faire avancer l’enquête. La situation se débloque le 10 décembre 1963, journée où une guichetière du boulevard Bessières, qui avait déjà été interrogée dans le cadre de l’enquête et qui avait décrit un homme avec une certaine précision, voit ce même individu s’avancer à son guichet et acheter des bons du Trésor. Aussitôt, elle le signale à un collègue qui suit l’homme jusqu’à sa voiture et relève la plaque d’immatriculation. La police est alertée, découvre qu’il s’agit d’un certain Alexis Chouvaloff. Une filature est engagée et rapidement étendue à un certain Antoine Dowgierd.
Le 17 janvier 1964, le commissaire divisionnaire Émile Benhamou prend la décision de procéder à l’arrestation des deux individus, bien que la filature ne soit jusqu’à présent pas probante et ne permette pas de localiser les lieux de production des contrefaçons. Comme il l’espérait, les deux hommes passent très rapidement aux aveux et désignent un homme : Ceslaw Bojarski. La police se rend à Montgeron et perquisitionne le petit pavillon de cette famille en apparence sans histoire. Les enquêteurs y découvrent des liquidités importantes en billets authentiques. Après plusieurs heures de recherches, une trappe intégrée au sol de l’atelier du pavillon est découverte. Elle permet l’accès à la cave du faussaire, lieu d’exécution de ses activités illégales, ainsi qu’à une quantité importante de contrefaçons finalisées, mais aussi en cours de production. Après 12 ans d’enquête, le faussaire est démasqué. L’homme plutôt mutique à l’arrivée de la police dans son domicile se livre alors à de nombreux témoignages et confidences sur son parcours et affiche même une certaine fierté.
Ceslaw Bojarski est finalement jugé et condamné à 20 ans d’emprisonnement. Ses deux comparses ne sont pas condamnés pour avoir permis son arrestation. Il est libéré au bout de 13 ans de prison après une remise de peine pour bonne conduite.
Les dupés
Si le jeu du chat et de la souris a enfin abouti, si les experts ont enfin intercepté les faussaires, qu’en est-il des dupés dont il n’a été question que de manière subliminale ? L’ensemble des porteurs de fausses coupures, lorsqu’ils sont jugés de bonne foi, ont été exceptionnellement indemnisés par la Banque de France en raison de la perfection de ces contrefaçons.
Pour aller plus loin :
- 100 NF type 1959 "Napoléon Bonaparte" : billet authentique contre billet faux
- Exposition Faux et faussaires, du Moyen Âge à nos jours du 15 octobre 2025 au 2 février 2026, Musée des Archives nationales, Hôtel de Soubise – 60, rue des Francs-Bourgeois – 75003 Paris. Plus d’informations ici