Un vrai air de faussaire
La Banque de France est alertée en avril 1881 des agissements à New York d'une bande de malfrats qui fabrique des faux billets en vue de leur écoulement en France et en Angleterre. Les auteurs sont finalement démasqués et arrêtés ce dont se félicite le Conseil général lors de sa séance du 22 septembre 1881. Charles Becker, chef de cette bande qui avait donné des sueurs froides au Gouvernement de la Banque tant ses faux billets frôlaient la perfection, est condamné à 6 ans d'emprisonnement.
La Banque de France s'inquiète donc à nouveau lorsqu'elle est informée en 1888 de l'apparition de nouveaux faux billets de 500 francs dont Charles Becker, tout juste sorti de prison, serait l'auteur. Elle envoie l'inspecteur D'Hérissé à New York pour enquêter sur cette nouvelle affaire.
D'Hérissé quitte Le Havre le 16 juin 1888 à bord de La Bretagne accompagné d'Auguste Lacour, son interprète et d'Amiel, l'indicateur qui a mis la Banque de France sur la piste de Becker. Lors de la traversée, Amiel est pris "d'une bronchite compliquée au poumon gauche" et pris en charge par le médecin à bord. A leur arrivée à New York, D'Hérissé adresse un premier rapport au Gouverneur en l'informant de l'état de santé d'Amiel chez qui "il ne reste pas un atome de sens moral". Persuadé qu'il ne pourra lui être utile pour la mission confiée, D'Hérissé renvoie Amiel en France.
De juin à septembre 1888, D'Hérissé adresse quatorze rapports au Gouverneur. Mais l'enquête s'enlise rapidement faute de preuves accablantes, D'Hérissé fait appel à une agence de détectives, Money et Boland, qui avait assisté la Banque lors de la première affaire de contrefaçon. Celle-ci parvient à placer un agent dans l'entourage de Becker et à recueillir quelques confidences et observations de Becker et ses proches mais elles s'avèrent toutefois largement insuffisantes pour prouver sa culpabilité dans la nouvelle affaire. Dans son rapport du 3 août 1888, D'Hérissé rapporte ainsi que "les soupçons sur Becker ne sont ni confirmés, ni détruits et la coïncidence entre l'émission des faux billets et sa sortie de prison reste inexpliquée". Il est possible que la piste vers Becker n'ait été qu'une diversion ou une tentative d'extorsion de la part d'Amiel.
Quoiqu'il en soit, D'Hérissé profitera du temps libre que lui procure cette mission aux Etats-Unis pour observer la vie économique et financière outre-atlantique. Il transmet ainsi dans ses rapports adressés au Gouverneur ses observations et les informations collectées lors de ses voyages et ses entretiens obtenus auprès des agents économiques et politiques du pays. La conquête de l'ouest, la campagne présidentielle en cours, la situation et les pratiques des banques américaines sont ainsi exposées à travers un regard parfois ébahi, souvent critique, de l'ancien monde. Ces rapports ont été numérisés et sont consultables depuis ce lien.
Finalement après un dernier voyage dans l'ouest américain, D'Hérissé est rappelé par le Gouverneur en France. La richesse de ses rapports laisse à penser qu'il n'a plus aucun ressentiment envers Amiel qui a probablement fourvoyé la Banque en l'envoyant vers une fausse piste mais qui lui a permis de faire un voyage si extraordinaire.
Pour illustrer ce voyage, nous vous présentons la fiche individuelle d'identification de Charles Becker issue du fichier des faussaires tenu par le Service extérieur de la Banque de France. La Banque employait des anciens policiers qui étaient notamment chargés de mener les enquêtes sur les faux-monnayeurs étrangers avant la création d’Interpol.
Cette fiche n'est toutefois pas l'oeuvre du service lui-même comme en atteste la langue anglaise utilisée. Il s’agit de la fiche du « Who’s Who » des criminels américains, Professional Criminals of America, établi et publié en 1886 par Th. Byrnes, ancien chef du NYPD. La description de Charles Becker, page 76, de l'ouvrage est d'ailleurs recopiée à la main au dos de la reprographie. Le fichier des faussaires conservé par la Banque de France comporte une centaine de fiches individuelles couvrant la période fin XIX ème- début XXème.